Le narrateur peu fiable

A l’opposé du narrateur omniscient, cette figure littéraire désignant un narrateur dont la crédibilité est mise en doute, qui se contredit facilement qui manque sérieusement son objectif, est un artifice rhétorique très intéressant pour introduire le suspense dans le récit. Son origine est incertaine. Il apparaît parfois dans les contes arabes et indiens, comme l’illustrent les Mille et une Nuits (1). Le narrateur n’est pas la voix de l’auteur, bien que la notion de narrateur omniscient implique une certaine autorité, une version unique du récit ; il est davantage une construction romanesque dont la fiabilité tient tout aussi bien au nombre d’éléments subjectifs exposés qu’aux possibilités d’identification lecteur-narrateur. Plus la distance est grande entre la perception du monde les valeurs véhiculées par le personnage et celles du lecteur, moins le narrateur semblera sûr. Cependant, le narrateur peu fiable peut également devenir une source d’identification avec le lecteur, en éveillant la sympathie de celui-ci par l’exposition naïve d’imperfections et de failles.

Lorsque nous nous retrouvons en face d’un narrateur peu ou non fiable (unreliable narrator), il est probable qu’il s’agisse aussi d’une histoire où la folie et l’hallucination jouent un grand rôle. Cela a été très souvent exploité dans le récit fantastique, où le narrateur est soumis avant tout à l’influence d’une ambiance particulière. La littérature gothique avait déjà lié les changements dans la perception à une certaine architecture. Dans les contes de Hoffmann, dans les nouvelles d’E.A. Poe, dans celles de Barbey d’Aurevilly ou de Henry James les exemples sont nombreux (2). Dans tous ces cas, le narrateur peu fiable contribue à créer une atmosphère d’ambivalence et d’incertitude, qui sera appelée bien plus tard Unheimlichkeit ou Inquiétante étrangeté. D’une manière plus générale, le narrateur peu fiable peut aussi représenter un point de vue trop limité, trop étriqué, ou un manque d’informations essentielles à propos de la trame, mais qui révèle une trame alternative souvent en forme de chute.

Au contraire, l’absence de crédibilité du narrateur peut être également due à la pluralité des points de vue, donc à la multiplicité des sources d’information. C’est le cas des les récits où la même histoire est racontée par plusieurs personnages à tour de rôle. Le roman épistolaire se prête assez bien à ce type de récit. ‘Le Cercle de la Croix’, d’Iain Pears en est une bonne illustration : parmi les différents chroniqueurs, deux sont des espions ; leurs récits lacunaires deviennent des omissions volontaires qui épaississent le mystère. Aussi, le manque de fiabilité des narrateurs reflète bien et l’ambiance de flottement au niveau de l’autorité et du pouvoir au lendemain de la Troisième Guerre civile anglaise, et les débuts du discours et de l’expérimentation scientifiques. Dans ces jeux de mensonges, la vérité n’est jamais absente, mais elle est souvent cachée. C’est au lecteur de la faire apparaître, dans l’ironie et la surprise.

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(1) Comme dans ‘Les sept Vizirs’… Pourtant, selon Wayne C. Booth, qui a utilisé pour la première fois l’expression Unreliable narrator dans son ouvrage ‘The Rhetoric of Fiction’ (1961), le narrateur peu fiable est une figure rhétorique éminemment moderne, qui met en lumière le rôle du lecteur dans le récit, ainsi que la stratégie de dissimulation promue par l’auteur et dirigée vers le lecteur afin de produire un effet.

(2) Le personnage de la gouvernante dans ‘The Turn of The Screw’, le narrateur du 'Horla' de Maupassant, pourraient être d’excellents paradigmes de ce type de narrateur.

14-10-2009

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