L'illusion de la vie privée

Il y a des secrets qui ne veulent pas être dits.
L'homme des foules est un personnage inquiétant issu de l'imagination d'Edgar A. Poe. Dans la nouvelle The Man of the Crowd, le narrateur suit, à travers Londres, un vieil homme d'apparence misérable, dont le visage et l'attitude éveillent sa curiosité. Au fur et à mesure qu'ils traversent des quartiers élégants, puis les bas-fonds de la capitale, le narrateur découvre que l'homme se déplace toujours à l'intérieur d'un groupe de personnes considérable, marchant sans arrêt, cherchant les foules du jour ou de la nuit. Il en conclut que le vieil homme ne se trouve jamais seul et se sert de la multitude des passants comme d'un bouclier. Pour se défendre de quoi? Cherche-t-il à cacher quelque chose? Il finit par se dire, aussi, que l'homme des foules doit avoir un crime très grave à se reprocher, mais qu'il vaut mieux ne pas le savoir, comme un livre qui "ne se laisserait pas lire".

Ce mystérieux récit, débute comme une chronique réaliste de la vie londonienne et de son agitation fiévreuse, tout en glissant imperceptiblement vers le fantastique. Les passants représentent un concentré de la société britannique toute entière, avec ses différents signes de richesse et de pauvreté, ainsi que les indices vestimentaires qui les rangent dans les différents métiers. Les traits caractéristiques qui, en principe, singularisent chaque individu, deviennent ici des instruments d'un classement collectif qui met chacun à sa place. A une exception près : l'homme des foules échappe à toute définition. Il est paradoxalement isolé au milieu des autres parce qu'il ne se dirige nulle part, parce qu'il n'a pas de case à lui, parce que la foule quantifiable et numérotée lui offre ce que la solitude ne peut lui donner : l'illusion d'une vie privée. Illusion seulement, car l'homme des foules ignore qu'il est observé, et qu'il a été choisi, presque au hasard, pour être dévoilé.
A l'époque où le récit a lieu, Londres se transformait, déjà depuis un certain temps, en une ville tentaculaire aux contours flous, trop souvent changeante pour être rassurante. La diversité dûment étiquettée fait encore peur, mais la privacité absolue aussi, non seulement parce que c'est une entorse à la règle tacite du groupe et représente une parcelle de pouvoir individuel, mais parce que, derrière le comportement furtif de l'homme des foules, le narrateur devine un nombre de qualités et de motivations qui donnent le vertige : Comme je tâchais, durant le court instant de mon premier coup d'oeil, de former une analyse quelconque du sentiment général qui m'était communiqué, je sentis s'élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de vaste intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe, d'allégresse, d'excessive terreur, d'intense et suprême désespoir. L'homme-secret personnifie le côté énigmatique et incontrôlable des mouvements de foule, la dilution de la responsabilité individuelle dans l'opinion des masses et la volonté de rester caché grâce à une errance éternelle. A plusieurs reprises, les nouvelles d'Edgar A. Poe mettent en scène ces mystères entiers qui débrident l'imaginaire du lecteur, soit parce qu'aucune piste n'est évoquée, soit parce que la situation offre de nombreuses possibilités contradictoires.

Quelques décennies plus tard, le thème de la difficulté que certains éprouvent lorsqu'il s'agit de protéger leur vie privée, manifestera dans plusieurs nouvelles de Henry James, dont The Private Life, avec, en arrière-plan, l'idée de l'existence de l'individu (uniquement) à travers le regard mondain et collectif.



source : Nouvelles Histoires Extraordinaires, Edgar Allan Poe. Traduction de Charles Baudelaire, 1857.

22-06-07

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