La censure comme dernier choix

Sur un conte de Borges et Bioy Casares.

C'est l'histoire d'un écrivain un peu naïf qui, appâté par la possibilité de voir son dernier récit publié, se rend chez un mystérieux éditeur qui prépare une Première Anthologie Ouverte de la Littérature Nationale. L'éditeur, intraitable partisan de la libre expression et ennemi de toute censure, raconte son combat et se plaint de l'incompréhension dont il fait objet. Mais il meurt avant d'avoir eu le temps d'accomplir l'oeuvre de sa vie et l'écrivain devient son unique héritier. A la seule condition de se charger de la publication de l'Anthologie ouverte. Bientôt, l'écrivain découvre avec horreur que les manuscrits qui figurent dans l'anthologie sont (presque) infinis, qu'ils sont, pour la plupart, mauvais et impubliables, car l'éditeur avait décidé de ne faire aucun tri, de n'opérer aucun choix parmi les textes illisibles quui lui étaient envoyés, toute discrimination étant pour lui synonyme de censure. Et le malheureux se retrouve avec des pièces entières remplies de torchons dont l'impression épuise rapidement sa récente fortune.
Au-delà de la satire des milieux littéraires argentins, que Borges et Bioy connaissaient très bien, L'Ennemi numéro 1 de la censure, pose de manière paradoxale la question du libre choix. S'agit-il d'un simple calcul? La préférence est-elle une réprobation déguisée? Au sens premier du terme, la censure est une critique, une condamnation, une fin de non recevoir. Dans le conte, le poète en herbe qui tente de faire connaître ses oeuvres se voit opposer une conspiration du silence de la part des éditeurs, et finit par développer une théorie toute particulière de la justice, selon laquelle la médiocrité littéraire ne serait pas une raison suffisante pour exercer la censure. Le droit de choisir et le droit de s'exprimer deviennent ainsi parfaitement antithétiques.
Cette fable me fait penser à la façon dont les écrits sont diffusés actuellement sur Internet : tout devient possible, toute parole peut être dite, toutes les informations sont considérées d'importance égale ; les sottises les plus affligeantes, côtoient les plus brillantes idées. Les conséquences, du point de vue de l'histoire de la culture, d'une telle potentialité et d'un tel foisonnement sont bien sûr encore inconnues. Faut-il se réjouir de cet état des choses et rester dans la liberté d'expression? Ou faut-il faire un choix?


El Enemigo número 1 de la censura, de Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, dans Nuevos Cuentos de Bustos Domecq (1977)

16-06-07

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