En ces temps, j’ai plus envie de parcourir la campagne environnante que les rayons des bibliothèques, encore perplexe face à l’idée (devenue réalité entretemps) de vivre au-dessus de Sion. Le besoin d’apprivoiser un espace encore flou pour moi ne me fait pourtant pas délaisser des lectures brèves, qui m’ont réservé quelques surprises. Celles des gens « sans activité », par exemple, comme l’Emily de La Dame blanche. J’ai généralement horreur des biographies, pour toutes les indiscrétions qu’elles peuvent contenir et distiller, surtout quand le biographié n’est plus là pour se défendre ou rétablir sa vérité. Cela dit, le texte de Christian Bobin La Dame blanche, autour de la mystérieuse parce que discrète personnalité d’Emily Dickinson, est suffisamment stylisé, gommé, éclairé d’une lueur incertaine pour ne ressembler en rien à une vulgaire biographie, mais davantage à une photographie surexposée, à un portait sensoriel et sensible d’un personnage presque légendaire, d’une quasi inconnue de son vivant, sauf par sa passion des fleurs et des jardins. Autour d’Emily, d’autres portraits sont à peine ébauchés, ceux des nombreux correspondants, des amis, de tous ceux qui meurent à un rythme trop soutenu, délaissant les vivants dans une bulle d’indestructible mélancolie. Entre deux formules énigmatiques, on y trouve différents éclairages et nuances essayés sur une silhouette subtile, ainsi qu’une exaltation de l’individuel, de l’unique, du singulier opposé à des conformismes divers. Plus qu’à la véritable Emily Dickinson, cette esquisse me fait penser à la reine Guenièvre de William Morris, avec sa longue robe claire et son regard grave, mais peut-être en plus éthérée.
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Image: Commons Wikimedia |
L’artiste qui écrit sur la vie des artistes –réels ou imaginaires- prend part à un jeu de miroirs et ne saurait se contraindre aux fades limites de la biographie ; le jeu consiste à prendre la place de l’ombre et de l’imprévisible, c’est-à-dire celle du public. C’est l’aspect le plus original de Nocturnes. Cinq nouvelles de musique au crépuscule. Depuis A Pale View of Hills, j’ai souvent trouvé les personnages de Kazuo Ishiguro résignés et infiniment tristes, mais la résignation n’est chez cet auteur que la traîne d’une lucidité accrue, d’une vue particulièrement perçante. Ainsi, dans deux nouvelles, des égéries un peu pathétiques déploient leur désir de devenir artistes à leur tour, leur frustration de se trouver pour toujours du côté de ceux qui applaudissent, encouragent ou rejettent. Ainsi, elles usent de leur pouvoir sans vraiment y croire, s’attachant à d’authentiques artistes et jouant le rôle qu’on attend d’elles. Et, pourtant, deux lignes parfaitement distinctes semblent se dégager dès qu’on évoque le parcours de l’artiste : celle de la « carrière », qui représente le seul contexte où ces représentantes du public, égarées sur la scène, peuvent intervenir, et celle de « l’œuvre », plus exigeante et ingrate envers les rêveurs d’art, qui finit par exclure les jugements extérieurs au nom d’une vision personnelle. Les collisions entre ces deux points de vue fournissent l’essentiel des situations dramatiques dans ces récits, sans qu’il y ait de véritable conclusion, mais en laissant les personnages dériver infiniment.
La Dame blanche, de Christian Bobin, Gallimard, L’un et l’autre
Nocturnes. Cinq nouvelles de musique au crépuscule, de Kazuo Ishiguro, Editions Les Deux Terres