Une manière comme un autre de se casser la gueule
C’est tout un mystère, sous forme de roman inédit trouvé, comme il se doit, dans une vieille valise, que ce Condottière qui se cache et se dévoile, illustrant les thèmes du mensonge et de l’autodestruction. Dans ce récit de 1960, que Georges Perec considérait comme son premier roman abouti, apparaît pour la première fois le personnage de Gaspard Winckler, le même qui, dans La Vie mode d’emploi, fabrique des puzzles à partir des aquarelles peintes par Bartlebooth, objets destinés ensuite à être reconstruits, et lavés pour obtenir de nouveau des feuilles blanches. L’œuvre façonnée et détruite en même temps. Le contrôle absolu que l’on sait être une chimère. Dans Le Condottière, cette illusion de la maîtrise, de soi et de l’œuvre, éclate dans un long questionnement à propos d’un échec : celui de Gaspard Winckler, qui ne parvient pas à exécuter une copie du Condottière d’Antonello da Messina. Le faussaire expérimenté qu’est devenu Winckler se révèle incapable de réaliser autre chose qu’un pastiche, ou alors un autre tableau. La technique ne suffit pas, car, « pour peindre un condottière, il faut regarder dans la même direction que lui ». Il faut être Antonello da Messine pour peindre comme Antonello da Messina. Le faux impliquant une reconstitution de l’œuvre à l’envers, c’est-à-dire sans le contexte de sa création, la table rase devient la pente glissante qui conduit Winckler dans une cave, où, après avoir tué Madera –le commanditaire du faux tableau-, il se trouve dans un cul-de-sac, hésitant entre la fuite en avant et le retour vers le passé.
Mais bientôt l’impasse se transforme en croisement d’idées, en mise en question. C’est là que les phrases interrogatives surgissent, indiquant d’innombrables pistes au lecteur à propos du parcours de Winckler. Pourquoi est-il devenu faussaire, pourquoi a-t-il accepté de peindre le Condottière, et pourquoi, devant un échec qu’il est seul à voir, a décidé de tuer son client. Destruction de soi apparemment sans raison et sans but, « une manière comme un autre de se casser la gueule ». D’autres personnages apparaissent ainsi entre les lignes, des femmes, des amis, et surtout Jérôme, mentor de Winckler, faussaire oublié, mort dans la solitude. L’activité secrète, clandestine, empêche toute définition de soi, toute carrière, tout parcours visible. Winckler croule sous des masques usurpés, ceux des maîtres anciens dont il essaie de saisir le reflet alors que lui-même reste dans l’ombre : « […] les masques, encore les masques, le poids des masques… Ces choses qui m’étouffaient sans que je sache pourquoi, sans que je sache que c’était cela qui me faisait étouffer, sans que je sache que c’est la même chose qui me faisait vivre et qui me faisait mourir… » On peut trouver ici une variation très intéressante sur un thème jamesien récurrent, celui du génie approché, de l’admiration envers une œuvre qui sert de miroir au spectateur ou au lecteur. Chez Henry James, l’admiration est souvent prétexte à la prédation, comme dans Les Papiers d’Aspern ou, plus subtilement, invitation à une quête, comme dans Le Motif dans le tapis. Ici, on reste à l’interrogation, à l’importance du regard et surtout à celle de la distance entre celui qui comprend l’œuvre et celui qui la réalise.
Georges Perec, Le Condottière, Seuil 2012