In & O.


À propos de Intrusion, de Natsuo Kirino

Je dois avouer que, dans le domaine littéraire, les histoires d’amour m’ennuient en général. Elles me semblent lentes, prévisibles, banales et peu audacieuses. Dans les pires cas, elles me font penser à ces gens qui parlent au téléphone dans le train, de manière à être entendues de tous les autres passagers, et qui s’offusqueraient cependant si vous intervinssiez dans leur conversation, privée, mais exhibée en public.  Quand on se demande, « mais y a-t-il de quoi faire tout un plat », vaut-il mieux abandonner la lecture? Pourtant, on aurait tort, parfois. On aurait tort de renoncer à certaines bifurcations surprenantes, aux jeux troubles du mensonge autobiographique et aux possibilités cachées de ce qui paraît évident. Le roman de Natsuo Kirino Intrusion mène ainsi d’une façon chestertonienne – Rendez visible ce que vous souhaitez cacher, les autres n’y verront que du feu- une quête littéraire autour d’une histoire d’amour d’apparence banale, de deux histoires d’amour, en réalité. Tamaki est une romancière qui commence à trouver sa liaison avec Seiji, son éditeur, trop mélancolique et sans avenir. Ses recherches en vue de composer un récit biographique sur un écrivain décédé quelques années plus tôt, Midorikawa, lui permettent d’échapper aux pesanteurs de sa vie et aux doutes après la séparation. Mais Tamaki va très vite se prendre au jeu et trouver dans le roman autobiographique de Midorikawa, intitulé Innocent, un personnage féminin, désigné uniquement par l’initiale O., qui ne semble correspondre à aucune des femmes qu’il a jadis fréquentées. On nous apprend qu’Innocent a été autrefois un texte scandaleux, mettant en scène de manière crue la vie privée de l’écrivain, le triangle formé par Midorikawa, son épouse Chiyoko, et O., sa maîtresse, aussi mystérieuse que raffinée. Midorikawa se décrit lui-même comme un homme instable, infidèle et ne cherchant que son propre plaisir. Chiyoko est une femme fruste, mal habillée, qui s’exprime dans le dialecte de Hokkaido et fait constamment des reproches à son mari. Pour sa biographie, Tamaki a besoin de savoir qui a pu servir de modèle à O., mais elle se retrouve avec plusieurs candidates possibles, toutes assez éloignées de la femme sophistiquée, habillée à l’occidentale, décrite dans le roman. Il y a bien une certaine Yumi, présente dans certains milieux littéraires, que tout le monde semble avoir détestée, mais les recherches de Tamaki ne font ressortir aucune ligne claire, aucune vérité qui puisse être superposée au discours romanesque. Et si Midorikawa avait tout inventé ? Et qui est l’innocent du roman ? L'un des personnages affirme que l'innocent est "celui qui meurt", donc celui qui ne peut plus donner sa version et qui reste définitivement, dans l'imaginaire collectif, enfermé dans l'univers de la fiction. Un entretien avec Chiyoko donnera à Tamaki quelques  clés finalement inutilisables, qui lui montreront qu’il ne faut pas chercher des informations vérifiables dans un univers littéraire. À partir de situations réelles, l’écrivain développe une voie particulière où les rapports entre la littérature et la vie se croisent et se brouillent. La biographie est ainsi un excellent piège pour les amateurs de certitudes.

Intrusion, de Natsuo Kirino, traduit du japonais par Claude Martin, Seuil  2011

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