L’Europe de Coppet. Essai sur l’Europe de demain
À propos de L’Europe de Coppet. Essai sur l’Europe de
demain, de Paolo Garonna
Aujourd’hui,
le thème des espaces de liberté se représente avec force et urgence face à la
crise évidente de l’Europe de Napoléon, celle de l’interventionnisme public, de
l’hyperréglementation, des conflits de pouvoir et d’intérêt entre les Etats et
des difficiles accords intergouvernementaux entre des Etats-nations en déclin.
Ce thème est également d’actualité face aux résurgences autoritaires du
patriotisme économique et de l’hypertrophie de la bureaucratie. Du côté
positif, on voit s’établir aujourd’hui une Europe des peuples, des citoyens et
des entreprises, construite par la base sans les Etats nationaux et souvent
contre ces derniers. (L’Europe de Coppet p. 31)
L’extraordinaire production intellectuelle du
groupe de Coppet, dans sa dimension libre, informelle, et surtout en décalage
avec son époque, -le château lémanique et ses hôtes, qui représentaient il y a deux
siècles le centre des périphéries européennes et la réflexion sur la liberté
individuelle dans un monde qui allait transformer l’aberration révolutionnaire
en totalitarisme impérial ou en nationalisme- peut devenir un ensemble d’outils
capable d’inspirer les politiques européennes actuelles. Il faut plonger dans
ce passé pour construire l’avenir de l’Europe, afin de redécouvrir la
pertinence et l’actualité de la pensée de Necker, de Mme de Staël, de Benjamin
Constant ou de Sismondi, dans des thèmes comme la démocratie, le fédéralisme,
le rôle de la société civile, les réformes, l’égalité politique entre les
hommes et les femmes ou la décadence des États-nations. Ces derniers, dont le caractère problématique se manifestait
déjà à l’époque, se révèlent actuellement peu capables de répondre efficacement
aux défis de la mondialisation en matière de compétitivité et de leadership. Le
groupe de Coppet a développé une conception de l’Europe qui peut être pourtant
utile dans le contexte de nos jours. C’est du moins l’idée que Paolo Garonna
développe dans cet ouvrage où il est question, à travers un va-et-vient entre
passé et présent, de l’héritage de Coppet, avec ses multiples facettes, jusqu’aux
projets de constitution européenne désavoués par les peuples, en passant par une
intéressante extrapolation, pas si lointaine de l’esprit de Coppet, et qui
complète le puzzle de l’identité européenne : la définition de l’amour
courtois et de ses valeurs fondatrices d’une nouvelle société dans L’Amour et l’Occident de Denis de
Rougemont.
Les acquis de Coppet sont ici explorés en
quatre thèmes principaux, qui renvoient aux questions de l’actualité, celles de
la crise économique, institutionnelle, identitaire, que subit l’Europe. L’échec
des projets de constitution des années 2000 avait mis en évidence la dissonance
entre les aspirations et les besoins d’une bonne partie de la population et les
recettes proposées par les gouvernements. Ces thèmes sont la liberté (ou la
place de l’individu dans la société et les institutions) ; les nations (à
ne pas confondre avec les États) ; l’égalité entre les hommes et les
femmes et la modernisation sociale (dans le rejet des fondamentalismes et la
mise en valeur des rôles positifs de la famille et de la religion), et enfin
les reformes, sujet essentiel pour échapper au maximalisme révolutionnaire,
prélude à l’emprise des États totalitaires.
Le groupe de Coppet était un vrai réseau
culturel et politique au niveau européen. Ses membres se sont illustrés dans
différents domaines (économie, science politique, théâtre, littérature…).
C’était également un creuset d’échanges personnels, d’histoires passionnées, d’amours
fécondes, d’amitié, ainsi qu’un monde familial où l’on éduquait davantage que
l’on théorisait sur l’éducation, où un Benjamin Constant réfléchissait sur l’idée d’une constitution qui ne serait
pas figée, mais perfectible et adaptée aux besoins et avant tout capable de
garantir les libertés individuelles.
« Aucune
autorité sur la terre n’est illimitée, ni celle du peuple, ni celle des hommes
qui se disent ses représentants, ni celle des rois, à quelque titre qu’ils
règnent, ni celle de la loi, qui, n’étant que l’expression de la volonté du
peuple ou du prince, suivant la forme de gouvernement, doit être circonscrite
dans les mêmes bornes que l’autorité dont elle émane. » (B. Constant, Principes de politique, p 142)
Ce rejet du despotisme, qu’il soit incarné
dans le système de l’Ancien régime, dans l’égalitarisme forcé de la Révolution
ou dans le modèle napoléonien d’un État centralisé et tentaculaire qui se mêle
de tout et qui organise tout, constitue un apport dont la valeur demeure
intemporelle. Constant, qui poursuivait, en amour, la « maîtrise du temps »
était bien en avance sur son époque. Ses idées devraient trouver un écho maintenant, en nous prévenant contre l’expansion de l’intrusion étatique sous prétexte de
crises financières, contre le protectionnisme et autres « patriotismes »
économiques qui limitent les échanges entre individus et entreprises. Contre l’idée
d’un pouvoir illimité et illégitime, que représentait jadis l’empire, -et aujourd’hui l’image de l’Union
européenne vue comme une strate bureaucratique de plus- l’esprit de Coppet
défend l’harmonie des pouvoirs, la jouissance de la propriété, l’autonomie
locale, la liberté de la presse…
Les idées de Coppet puisent leurs sources dans
le modèle anglais et dans l’expérience, alors relativement récente, de la Révolution
américaine, mais également dans l’histoire des cités indépendantes italiennes
du Moyen Âge, dont l’essor était directement lié à leur autonomie politique, à
l’importance du commerce et des échanges financiers. Ce modèle toscan a été
analysé notamment par Jean-Charles Sismondi. L’œuvre de Sismondi, après son
entrée dans le groupe de Coppet, s’intéresse aux structures institutionnelles
médiévales de petite taille, qui laissaient une grande place à l’expression du
pluralisme politique, à la participation des citoyens au gouvernement, aux
réseaux d’entreprises et aux libertés individuelles. Le déclin de ces formes de
gouvernement coïncide avec la mise en place d’États centralisateurs au XVIe
siècle. L’époque de Coppet connaîtra aussi le développement de la statistique
et un regain d’intérêt pour le fédéralisme. Le modèle suisse est aussi une
source d’inspiration, aussi bien pour le groupe de Coppet que pour une Europe
où l’on cherche à multiplier les échanges et à entretenir la croissance tout en
sauvegardant les particularités régionales, comme les langues et les coutumes. Le
rôle de Mme de Staël dans ce sens sera indispensable. C’est elle qui a évoqué
pour la première fois le terme de « nationalité ». C’est aussi elle
qui s’est intéressé à la littérature allemande, au romantisme, aux spécificités
européennes qui confluaient dans son salon parisien en exil. Cette richesse
apportée par les voyages, par un certain art de la conversation, par la
reconnaissance des différences et la mise en lumière de patrimoines culturels
reste valable pour l’Europe actuelle.
Aussi, la vie familiale des Necker devient
incontournable pour comprendre l’esprit de Coppet. L’éducation à la fois
libérale et teintée d’austérité protestante donnée à Germaine, la future Mme de
Staël, l’activité de salonnière de Suzanne Necker, le rôle de Jacques Necker
dans la politique, l’admiration réciproque entre les membres de la famille,
tout cela a contribué à créer un climat unique où les idées les plus originales
pouvaient se développer. Une famille à contre-courant de ce qui était
communément admis à la fin du XVIIIe siècle (rejetant l’hypocrisie du
libertinage et faisant des mariages d’amour). Cette particularité, et plus tard
la liberté affichée par Germaine de Staël, dans sa vie comme dans ses romans, donne
à leur milieu une dimension à la fois traditionaliste et moderne. Et c’est
quelque chose qui n’est pas suranné à l’époque actuelle, où le thème de la
crise des valeurs familiales revient incessamment dans le débat public. L’Europe
de Coppet apporte des réponses qui vont dans le sens de l’égalité de droits et
de responsabilités entre les hommes et les femmes, à partir de l’exploration du
sentiment amoureux. L’amour, surtout
sous sa forme courtoise, sera également pour Denis de Rougemont, plus d’un
siècle plus tard, la racine originelle de l’Europe, son héritage chrétien et
humaniste, impliquant le sentiment et ses évolutions dans la formation de la
notion moderne de l’individu et de la famille. Cette identité unique n’a rien à
voir avec un quelconque « multiculturalisme », ou avec des frontières
géographiques. Les frontières sont là dans la pensée et la culture.
« L’Europe de Coppet » revient à
plusieurs reprises, également, sur les travaux de Jacques Necker, notamment à
propos des processus d’accumulation produite par les marchands et les entrepreneurs,
à propos des dangers de l’égalitarisme ou des « bienfaiteurs abstraits », ces maîtres à penser pleins de bonnes intentions et d’idées utopiques qui ne s’intéressent
guère aux aspects concrets de l’administration d’un pays. Le groupe de Coppet,
loin des constructions théoriques, préfère confronter les idées à l’épreuve du
réel. C’est encore une leçon à retenir pour l’Europe du présent et du futur,
encore coincée entre les tentations populistes de protectionnisme, de repli sur
soi et la dilution des identités dans un multiculturalisme factice, un
encouragement pour une politique plus libérale, moins basée sur l’interventionnisme
de l’État et davantage sur les ressources et les initiatives de la société
civile.
L’Europe
de Coppet. Essai sur l’Europe de demain, de Paolo Garonna, traduit par
Fabienne Pasquet, éd. Loisirs et Pédagogie, Le Mont-sur-Lausanne, 2010
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