La Grève - Atlas Shrugged

La grève

L'amour de l'argent serait-il, selon vous, la cause de tous les maux? Aimer une chose, c'est la connaître et l'aimer pour ce qu'elle est. Aimer l'argent, c'est accepter et aimer qu'il soit la résultante de ce que vous avez de meilleur en vous, un moyen d'échanger votre travail contre celui des meilleurs d'entre nous. Le fait est que celui qui vend son âme pour des clopinettes, qui crie le plus fort sa haine de l'argent, a de bonnes raisons de le haïr. Ceux qui aiment l'argent sont prêts à travailler pour en gagner. Ils se savent capables de le mériter.

La Grève, p.419¹

À la recherche de John Galt

Qui est John Galt? Question rhétorique exprimant l'absurdité du monde ou signe de reconnaissance pour quelques initiés à l'affût du bouleversement imminent d'une société à laquelle ils ne s'identifient plus, la phrase nous interpelle dès la première page du roman, car elle semble s'adapter aux situations les plus diverses et résumer mystérieusement un processus de déliquescence. Est-ce le nom d'un homme ou celui d'un groupe ? Et pourquoi tout le monde semble soudainement détester la richesse, le travail, l'argent, le mérite, l'esprit d'entreprise, et toutes les valeurs qui avaient cours jusqu'à ce moment dans la vie publique, au point de laisser s'installer un régime autoritaire ?

Les États-Unis, derniers représentants de la liberté politique et économique au milieu d'innombrables et miséreuses « républiques populaires », apparaissent en train de sombrer, lentement, mais sûrement, de succomber à la tentation du collectivisme. C'est cette évolution, et la réponse que lui opposent quelques irréductibles, qui fait l'intrigue de La Grève : l'évolution vers une dystopie, c'est-à-dire une société où les idéalistes et les utopistes ont réussi à transformer la vie quotidienne en cauchemar², n'est pas inéluctable. Au relativisme moral, au culte de la faiblesse et de l'échec, à l'obsession de l'égalité, les héros de La Grève ripostent avec une défense de la raison, et de la créativité, des ressources que l'individu puise dans sa propre volonté pour faire face aux défis de la vie.

L'intrigue se base sur une idée simple, expliquée de manière exhaustive à travers des dialogues où les répliques s'étendent sur des dizaines de pages, et des discours qui ne sont pourtant pas digressifs. Mais au-delà de l'aspect philosophique du roman, de sa place dans l'histoire des idées par l'influence qu'il a eu sur un très large public³, ce qui le rend original est son aspect purement littéraire, la cohérence dans les différentes trames, qui développent des histoires d'amour et de sexe, de solitude et d'ambition, d'exemplarité et de continuation d'une lignée. 4 Il ne sera pas question ici d'objectivisme, ou de l’œuvre d'Ayn Rand en tant qu'essayiste, mais uniquement des motifs romanesques, des temps et des rythmes du récit, et de la complexité de sa structure, qui évoque, par les interactions entre les différentes lignes narratives, la notion d'ordre spontané.

Visibilité du déclin

Bien que les mots communisme ou socialisme ne soient jamais écrits dans le roman, le danger représenté par ces totalitarismes est au cœur de La Grève. Le champ sémantique du collectivisme est utilisé abondamment, à travers des expressions comme « humanisme », « progressisme », « altruisme », « égalité des chances », « lutte contre les monopoles » qui servent à la fois de slogans et de justifications d'une politique interventionniste, en désignant, par exemple, le capitalisme ou le libre marché comme responsables des crises, - « le libéralisme a eu sa chance »-, en condamnant toute initiative individuelle cherchant le profit comme « égoïste », voire « antipatriotique ». L'individu doit se sacrifier au profit des autres, non seulement en donnant son argent et ses biens à un groupe mal défini (l'ensemble du pays ? Les gens les plus pauvres?), mais en renonçant à exploiter ses inventions, ses idées... C'est ce qui deviendra « le moratoire sur les cerveaux », dans la dernière phase du renversement des valeurs, avec la célèbre « directive 10-289 ». Le sens de ces mots semble compris de tous à l'avance, les concepts ne sont pas développés, on y fait simplement allusion. Parfois, leur nature purement publicitaire ou opportuniste est mise en avant par le narrateur :

« Le journaliste du compartiment 7 de la voiture 2 avait écrit qu'il est juste et moral d'utiliser la contrainte pour la « bonne cause ». Selon lui, on avait le droit d'employer la force physique -détruire des vies, museler les ambitions, étouffer les désirs, saper les convictions, emprisonner, spolier, assassiner- pour la bonne cause, ou plutôt l'idée qu'il s'en faisait, puisqu'il n'avait jamais défini ce qu'il considérait comme bon. Car ce journaliste se contentait d'affirmer qu'il se fiait à son intuition – une intuition que ne bridait aucune connaissance quelconque, l'émotion étant pour lui supérieure au savoir » (p. 609)

Les dystopies ont toujours eu une dimension linguistique essentielle. Soit la liberté d'expression est bridée ou menacée, soit l'emploi de certains mots devient obligatoire, ou prohibé. Le récit d'anticipation négative, dans sa vision d'un avenir où une partie de la population plus ou moins grande serait dépossédée de toute liberté, met l'accent sur les aberrations lexicales (les mots qui changent de sens) et sur le thème de la censure (voir le rôle du novlangue, dans 1984 de George Orwell, ou, dans une perspective historique, la Lingua Tertii Imperii des nazis analysée par Viktor Klemperer )5. Mais pourquoi ce qu'on dit a une telle gravité, une telle portée dans le portrait d'une société totalitaire ? Il y a certes un objectif de répression et de contrôle de la vie privée à travers la parole ; les idées subversives ont de tout temps été transmises par les journaux, les livres, le théâtre... Mais il y a une autre raison. Il n'est pas de dictature qui ne s'appuie sur une administration tentaculaire, sur une bureaucratie omniprésente, par le biais de registres, formulaires, statistiques, avec autant de dénominations qui donnent aux citoyens une existence de papier déployée en même temps que leur vraie vie. L'État étend son emprise par les mots  (ceux du langage juridique, des lois ), par l'obligation de s'adresser aux administrations dans une langue unique, par la façon dont les choses sont nommées et les noms changent. À cela s'ajoute l'usage déclamatoire et incantatoire de certaines phrases. Ce qui compte est leur pouvoir d'exciter, de galvaniser les foules, en dépit de leur absence de logique ou de sens, de leur pauvreté conceptuelle. Ce qui attire l'attention dans La Grève est la distance entre les mots utilisés pour attaquer le capitalisme et les entrepreneurs et la réalité de ces derniers. Le narrateur introduit des motifs classiques du roman d'apprentissage dans leur biographie : rêves enfantins, admiration pour des ancêtres ayant bâti des fortunes à partir de rien, influence des maîtres (le professeur Hugh Akston), intégration précoce dans le monde du travail, voyages, indifférence envers les conventions sociales... Cela leur confère une dimension dynamique qui se manifeste dans la multiplication des déplacements, des relations amicales, des créations scientifiques ou industrielles. Ils sont toujours en mouvement, et deux symboles qui apparaissent dans les premières pages (la statue du pionnier des chemins de fer Nathaniel Taggart et le tableau du réseau de lignes ferrées qui couvre tout le pays) peuvent bien les représenter. En face d'eux, la parole des ennemis de l'individualisme est souvent répétitive et plaintive (par exemple, les scènes avec la famille Rearden, dont la description fait ressortir le côté faible et quémandeur). Ce côté figé dans le passé se manifeste également dans la description des personnages. Lilian Rearden adopte un style sophistiqué et suranné que l'on devine inconfortable, tandis que Dagny Taggart adapte son apparence à chaque situation.

Derrière la lutte contre l'égoïsme des riches et pour l'égalité des chances se cachent pourtant des motivations diverses ; elles sont décrites comme irrationnelles (le fait de se fier uniquement aux émotions), voire comme malhonnêtes. Pour certains, il s'agit de lancer une carrière défaillante, comme l'écrivain souhaitant que les livres soient tirés à un maximum de 10 000 exemplaires, afin que les lecteurs, faute de mieux, doivent lire les siens, ou les scientifiques qui projettent d'entraver la concurrence privée au moyen des lois pour obtenir des subventions gouvernementales destinées à leurs propres recherches, comme pour les docteurs Stadler et Ferris... D'autres ne s'intéressent qu'au pouvoir pour lui-même, au fait de décider et de planifier la vie de nombreuses personnes (les héritiers Starner). Pour d'autres, enfin, la générosité est une sorte de faire-valoir, un comportement apprécié dans les salons mondains... L'altruisme affiché serait-il un égoïsme qui ne dit pas son nom ? Un mélange d'hypocrisie et d'opportunisme ? En tout cas, il est présenté comme le fruit d'une médiocrité particulièrement quérulente, surtout lorsque les bonnes intentions sont exhibées dans un cadre déconnecté du monde réel.
Comme toutes les utopies, celle qui va détruire le monde de Dagny Taggart, Hank Rearden, et Francisco d'Anconia se présente cependant comme un jeu inoffensif. Une suite de remarques désobligeantes, de propos fielleux tenus par des envieux et des éternels parasites sociaux. La lenteur avec laquelle la décadence nous est racontée correspond peut-être à la diversité de ses facettes et de ses origines, allant du simple snobisme au capitalisme de connivence. Aussi, cette lenteur sert à montrer, par contraste, l'authentique activité du pays. La vitalité de l'industrie et de l'innovation technologique est représentée par trois personnages (Dagny Taggart, Hank Rearden et John Galt), parmi lesquels une seul est héritier d'une famille d'entrepreneurs. Les autres sont des self-made men.

Au début, Dagny Taggart, jeune femme introvertie, passionnée par son travail, qui est de diriger une compagnie ferroviaire, s'aperçoit de la fréquence des pannes, retards et accidents sur un réseau autrefois bien organisé. Malgré ses efforts, elle ne parvient pas à modifier cette tendance aux dysfonctionnements, car la compagnie est officiellement aux mains de son frère, personnage influençable et sans ambitions. Celui-ci se lance dans des projets peu rentables ou ruineux, fondés sur des idéaux de « justice sociale », dans des pays gagnés par la corruption (et soumis à des régimes socialistes), où ils n'améliorent en rien la vie des plus pauvres. Parallèlement, Hank Rearden développe dans ses fonderies un alliage d'un genre nouveau, plus léger et résistant, mais, ne disposant pas d'appuis au gouvernement, il est confronté aux intérêts de gens que cette innovation menace dans leurs affaires, et qui vont l'empêcher de travailler en votant des lois qui plongent une partie du pays dans la misère. Les chemins de Hank Rearden et de Dagny Taggart finissent par se croiser, ils deviennent amants et luttent ensemble contre les nouvelles réglementations. Mais un troisième personnage, Francisco d'Anconia, héritier d'une grande entreprise minière sud-américaine et amour de jeunesse de Dagny Taggart entre en scène pour provoquer aussitôt incompréhension et rejet, et une certaine curiosité également. Car son comportement est énigmatique : il ne ressemble pas à celui des ennemis du marché libre, mais il semble davantage profiter des États collectivistes que les soutenir. L'attitude de Francisco d'Anconia, qui gaspille son héritage en fêtes futiles et en jouant les séducteurs, pose une question similaire à celle de l'existence de John Galt. La décadence du monde a-t-elle atteint un tel degré que même les esprits les plus prometteurs et les plus indépendants se résignent désormais à être contrôlés et bridés ?


L'utopie égalitariste prend une tournure plus sérieuse lorsqu'elle devient, pour ainsi dire officielle. Car les pillards, qui sont, dans le roman, ceux qui souhaitent que tous les aspects de la vie économique, et plus tard de la vie privée soient planifiés, décidés ou contrôlés par l'autorité de l'État -d'abord, il s'agit d'une autorité élue, mais, par la suite, les modalités d'accès au pouvoir restent floues-, finissent par s'emparer du pouvoir politique. «Mais il savait qu'on était entré dans une époque où des inconnus, exerçant des fonctions mal définies, détenaient un pouvoir illimité – de vie ou de mort» (p. 598). Cette évolution met directement en cause le rôle de la démocratie dans la destruction des sociétés libérales. La liberté de voter peut aussi servir à voter des lois liberticides. La justice est corruptible ou rendue de manière subjective et arbitraire. La planification de l'économie conduit à la pénurie de certains produits, qui ne sont plus fabriqués, à la négligence dans le travail, dont les gens ne s'occupent guère parce que l'emploi et le salaire sont devenus des droits. Plus personne ne doit faire des efforts ou mériter l'argent gagné. La déresponsabilisation conséquente finit par provoquer un grave accident. L'ordre planifié par le fantomatique « Bureau de coordination » se termine ainsi dans l'anomie et le désordre.

La révolte

La grève est avant tout une démonstration, l'occasion de mettre en évidence un rapport de forces. Puisque les esprits novateurs dans plusieurs domaines (des ingénieurs, des chefs d'entreprise, des médecins, des philosophes ou des musiciens) sont forcés de collaborer dans l'anéantissement de toute quête de la richesse et du profit, ils décident de se révolter. De laisser le gouvernement exploiter les ressources qu'il s'est appropriées pour lui prouver, ainsi qu'au reste de la population, que les ressources n'ont aucune valeur si personne ne les exploite, si personne ne prend du temps et des risques pour qu'elles deviennent des produits utiles. Ils luttent d'abord par des moyens légaux, mais ils découvrent que la séparation des pouvoirs est une vaste plaisanterie, et qu'ils continueront d'être harcelés, jusqu'à ce qu'ils n'aient d'autre choix que celui de brûler leurs vaisseaux. Le sabotage des usines, la démission deviennent des armes d'un genre nouveau. Le monde peut bien sombrer dans la folie collectiviste, mais ce sera sans eux. On disparaît beaucoup dans La Grève, et la disparition est vécue comme une libération : « La plus grande richesse n'est-elle pas d'être maître de sa vie ? » p.724. Les disparus, et même ceux qui font semblant de collaborer avec le gouvernement, on les retrouvera dans la vallée de John Galt, endroit protégé par un dispositif créant une illusion d'optique. Là-bas, le libre échange, le commerce, la libre concurrence et la liberté d'innover ont toujours cours. La vallée de John Galt est un endroit pacifique, mais pas utopique... La vie en autarcie, l'indépendance économique et la séparation d'avec le reste du monde sont le prix à payer pour y vivre. Un tel lieu est réservé à ceux qui ne croient pas à une gratuité illusoire (en réalité, une redistribution non consentie des richesses des individus, orchestrée par l'État), et pas davantage à un quelconque devoir de se sacrifier pour le bien-être d'autrui. Ainsi, la formule « Je jure, sur ma vie et sur l'amour que j'ai pour elle, de ne jamais vivre pour les autres ni demander aux autres de vivre pour moi » apparaît à deux reprises, comme pour établir clairement le caractère individualiste de la rébellion, même si elle est menée par un groupe. Le titre original de La Grève, Atlas Shrugged, (Atlas haussa les épaules, ou la Révolte d'Atlas) illustre précisément le désengagement de ceux qui décident ne plus porter le poids du monde, d'assumer les responsabilités des autres. Les grévistes deviennent de plus en plus nombreux, car le chômage et le désordre engendrés par le planisme atteignent tout le monde. La figure du vagabond, incarnant les victimes de l'État providence, se manifeste à plusieurs reprises comme un symbole de la déconstruction de la société 6. Aussi, l'anecdote des « trains gelés » est révélatrice de cette tendance :

« Ce sont des trains que le personnel abandonne sur une voie, au milieu de nulle part, généralement durant la nuit. L'équipe de conduite disparaît au complet. Elle abandonne le train et s'évanouit dans la nature. Sans crier gare et sans raison apparente. Un peu comme une épidémie. Ça atteint les hommes et ils disparaissent. Le phénomène se produit également dans d'autres compagnies de chemin de fer et personne ne l'explique. Mais je crois que tout le monde comprend. C'est à cause du décret. C'est leur façon à eux de protester. Nos hommes font tout ce qu'ils peuvent pour continuer, et puis il arrive un moment où ils ne peuvent plus le supporter. »

La solitude est un motif fréquent dans La Grève. Les descriptions de paysages sont souvent insérées dans des scènes introspectives. La nature est un lieu où réfléchir et se souvenir. On pourrait penser au romantisme, notamment allemand, et à ses personnages regardant un horizon silencieux, comme dans les tableaux de Caspar David Friedrich. Dans La Grève, il y a deux types de paysages : celui des grandes villes, des centres industriels en ruines, et des campagnes désolées, marqué par l'abandon, la décrépitude physique, l'ensauvagement et une ambiance de guerre civile, et celui qui accueille les grévistes, où tout le monde exerce une activité -ou plusieurs- utile et constructive. Le contraste entre les deux paysages n'est pas sans rappeler les allégories médiévales du bon et du mauvais gouvernement.7 La solitude, cependant, n'est pas absolue, elle ne ressemble pas à une retraite ou à un ermitage, mais à l'édification d'une société parallèle, réglée par l'égoïsme rationnel et les échanges volontaires. Ces échanges ne concernent pas seulement l'économie et le commerce, mais aussi les relations personnelles. Dans La Grève, l'amour et la sexualité, l'amitié et l'admiration réciproque sont interdépendants. L'attirance sexuelle est conditionnée par le partage des mêmes valeurs (ou absence de valeurs). C'est pourquoi Dagny Taggart aime successivement trois hommes qui comprennent le sens de son travail et qui partagent ses valeurs. Le choix des partenaires sexuels est aussi déterminé par l'estime de soi, ce qui provoque l'échec du couple lorsque le partenaire a été choisi par son absence de qualités, comme lorsque James Taggart, le frère pusillanime de Dagny, épouse Cherryl, en qui il voit un reflet de sa propre nullité. Dans tous les cas, l'amour et le sexe sont indépendants du mariage et des normes sociales traditionnelles, que les personnages n'observent que pour des raisons stratégiques.

La fin de l'utopie

Pour en finir avec l'utopie, il faut la laisser aller jusqu'à ses dernières conséquences : l'appauvrissement généralisé et le chaos économique, la mutation de la démocratie libérale en gouvernement de la terreur. Seul l'inévitable échec de l'expérience peut provoquer un sursaut de dignité et d'énergie dans une population de plus en plus opprimée. Le cas d'école est ainsi la faillite de l'expérience sociale menée par les héritiers Starner dans l'usine où John Galt fait des recherches sur les sources d'énergie. Trois incompétents décident de prendre en main une usine fabriquant des moteurs, qui fonctionnait tant bien que mal, et d'y appliquer des théories égalitaristes concernant le travail et les salaires. Ainsi, ils décident que chaque employé, sans distinction de rôles, de mérite ou de compétences, travaillera « selon ses capacités » et sera payé « selon ses besoins ». Bien entendu, personne, à part les principaux intéressés, ne peut évaluer l'urgence ou la pertinence des besoins et, rapidement, les capacités diminuent, tandis que les besoins augmentent. En même temps, des rivalités se créent, les employés commencent à se surveiller et à se dénoncer mutuellement pour obtenir des avantages. Le travail se ressent et l'usine finit par faire faillite. Les héritiers Starner représentent à petite échelle ce que tout le pays va devenir plus tard, et sont décrits par le narrateur comme incarnant « le mal absolu », car ils concentrent la défaite de la raison de plusieurs manières : par l'irresponsabilité, par la vanité, et surtout par le mysticisme, thème qui revient inlassablement, sous plusieurs formes, comme étant à l'origine de la dérive collectiviste. Ce mysticisme n'est pas associé à une religion en particulier (plutôt à toutes les religions), mais il couvre également toute une série de manifestations pseudo-religieuses (une certaine « spiritualité » mondaine inspiré de religions asiatiques semble être le plus souvent la cible du narrateur), ainsi que des superstitions, des systèmes où la logique est absente et, en général, tout ce qui suppose un renoncement à la pensée et à la conscience. Là aussi, il y a un grand contraste entre le monde de l'usine, où le planisme et l'égalitarisme brisent les relations amicales et professionnelles, précipitant la destruction du système, et le monde basé sur un ordre créé par les échanges entre individus libres.



Inma Abbet
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Notes

¹ Toutes les citations de La Grève, sont issues de l'édition française : La Grève - Atlas Shrugged, d'Ayn Rand, (1957) roman traduit de l'anglais (États-Unis) par Sophie Bastide-Foltz . Les Belles Lettres / Fondation Andrew Lessman , 2011.

² La dystopie comme genre littéraire trouve ses origines au XIX e siècle, dans les années 1840, à l'époque de la Révolution industrielle, pour devenir un schéma récurrent dans la science-fiction au XX e siècle. Le récit d'anticipation exposant un monde déshumanisé, des régimes totalitaires et des progrès scientifiques débouchant sur l'aliénation des hommes. La machine et les structures bureaucratiques se substituent à la pensée humaine. Le caractère original de La Grève tient dans sa défense du progrès scientifique et de l'industrialisation, situant davantage la possibilité d'un avenir terrifiant dans le triomphe des idéologies irrationnelles.


³  A survey jointly conducted by the Library of Congress and the Book of the Month Club early in the 1990s asked readers to name the book that had most influenced their lives: Atlas Shrugged was second only to the Bible. Excerpts from Rand's works are regularly reprinted in college textbooks and anthologies, and several volumes have been published posthumously containing her early writings, journals, and letters.

4 Ayn Rand mettait elle-même en avant son rôle de romancière avant celui de philosophe. Elle avait également travaillé en tant que scénariste, en signant, notamment l'adaptation cinématographique d'un de ses romans, La Source vive (The Fountainhead), dont le film est sorti en 1949.

« Her novels had expressed philosophical themes, although Rand considered herself primarily a novelist and only secondarily a philosopher. The creation of plots and characters and the dramatization of achievements and conflicts were her central purposes in writing fiction, rather than presenting an abstracted and didactic set of philosophical theses. »


6 Le vagabond, ou travailleur itinérant, (hobo) dont l'image rappelle immédiatement celle du train, est par ailleurs une figure classique de la littérature nord-américaine.

7 Entre 1338 et 1339 Ambrogio Lorenzetti réalisa la série de fresques intitulée « Les effets du bon et du mauvais gouvernement » dans la Sala dei nove du Palazzo Publico de Sienne. Il s'agit d'une allégorie qui présente l'équilibre de la cité d'une part, avec le bon gouvernement, caractérisé par la sagesse, la justice et la temperance ; d'autre part, le mauvais gouvernement offre une situation désastreuse, caractérisée par l'injustice, la famine et la guerre. Dans la cité qui bénéficie du bon gouvernement, l'activité (artisanat, commerce) est constante. Dans la cité soumise au mauvais gouvernement, la seule industrie est celle des armes.

Articles sur « La Grève » en français :















À propos de La Grève, d'Ayn Rand, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Sophie Bastide-Foltz. Les Belles Lettres / Fondation Andrew Lessman, 2011







Commentaires

  1. Bravo Inma pour cette recension.
    C'est dommage que parfois tu déflores les intrigues de ce roman que, pour ma part j'ai aimé découvrir au fil de la lecture.
    Ce roman semble t'avoir donné à réfléchir dans toutes les directions. 2 ans et demie plus tard écrirais-tu le même article ? Bien cordialement.

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  2. Merci pour ton commentaire. Oui, je comprends, j'essaie de ne pas trop dévoiler et, en même temps il faut que cela ne soit pas trop abstrait, et donner envie de le lire. Pour le fait d'écrire différemment l'article, je ne sais pas, peut-être qu'il faudrait que je relise le roman pour avoir une autre impression et le commenter autrement.

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