San Michele
à propos de San
Michele, de Thierry Clermont
Les
étrangers à Venise n'ont qu'une envie, qui n'a rien de secrète :
être des Vénitiens, faire partie de la ville, s'inscrire dans son
histoire et se fondre dans ses paysages. Parfois, la vie à Venise ne
suffit pas à ces amoureux exigeants, assoiffés de poésie, d'images
et de notes. Ils ne se résignent pas à être des touristes
indifférents, des voyageurs érudits ou des hôtes de marque. Pour
ces conquérants discrets, qui peuvent être aussi bien des artistes
célèbres que des personnages légendaires, il y a San Michele,
l'île cimetière de la lagune, seule demeure leur permettant de
rester définitivement à Venise. Une île des morts où les
monuments funéraires évoquent un monde d'hier, toujours décadent
et toujours presque miraculeusement maintenu à flot, fait de
luxueuses chambres d'hôtel, de promenades nocturnes en gondole et de
suicides romantiques, où se croisent le souvenir d'artistes et
écrivais, comme Ezra Pound, Robert Browning, Joseph Brodsky,
Stravinski, Luigi Nono ou Henry James, mais aussi celles de centaines
d'anonymes. Des enfants décédés en bas âge, des jeunes gens dont
la tombe rappelle leurs goûts et leurs passions, voire des statues
dont nul ne sait si elles représentent quelqu'un ayant réellement
vécu ou une figure romanesque, doublement fantomatique. À la fois
guide d'une Venise insolite et récit de fiction, -et illustré par
de nombreuses photographies de l'auteur- San Michele nous
entraîne dans des lieux ombragés, davantage singuliers que tristes,
où les morts résistent à l'oubli.
À
l'écart du bruit et de la foule, le narrateur se laisse guider par
une femme aimée, Flore, -une « Muse tragique »- qui lui
échappe constamment au gré d'étranges caprices et obsessions
mystiques, tout en lui laissant découvrir par lui-même les tombeaux
les plus originaux ou les plus énigmatiques. Et, parmi eux, celui de
la Princesse Sonia, jeune voyageuse russe, qui se serait suicidée,
suite à un chagrin d'amour, habillée de soie rose. Ce drame aurait
eu lieu au début du XXème siècle, pendant le carnaval, et le
conditionnel s'impose, car ce fait divers glisse rapidement dans la
légende, impossible à vérifier ; se non è vero, è ben
trovato. L'irréel et le sublime font partie de l'atmosphère de
Venise. Les visites du cimetière, organisé selon la religion des
défunts, avec des divisions catholique, évangélique et orthodoxe
se poursuivent au rythme des saisons. On retrouve les tombes de très
jeunes enfants, et leur trace dans les mémoires se cristallise en
une liste de prénoms, les familles de la ville (seuls les habitants
de Venise peuvent, en principe, être enterrés à San Michele), et,
bien entendu, les étrangers illustres : poètes, musiciens,
scientifiques... Il y a aussi les absents, ceux qui font partie de
l'histoire et l'imaginaire vénitiens, mais dont le tombeau se trouve
ailleurs, comme Casanova, ou Richard Wagner, qui aurait pu aussi
avoir une place à San Michele. Chez d'autres, les églises, palais
et canaux sont le décor éphémère d'une phase mélancolique. La
pensée de la mort favorise l'introspection, mais aussi une certaine
légèreté, en accompagnant les vivants à travers des épitaphes,
rites et coutumes qui maintiennent un lien entre passé et présent.
En s'intéressant à ce que les morts ont voulu dire. Mais le récit
suggère également les aspects dangereux de cette fascination pour
le déclin et les lieux abandonnés, avec des hantises qui se
développent au milieu des ombres.
Thierry Clermont, San
Michele, ed. Du Seuil, Fiction & Cie, 2014
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