J.M.W. Turner – Les Carnets secrets

à propos de J.M.W. Turner – Les Carnets secrets, d'Alain Jaubert

   Cela commence par une énigme presque insoluble, une histoire pleine de silences et de zones obscures ayant façonné une légende tenace autour des nombreuses œuvres sur papier, entreposées aux sous-sols de la National Gallery, quelques années après la mort de J.M.W. Turner, et dont l'inventaire fut confié à John Ruskin, exécuteur testamentaire et grand admirateur du peintre. En tant que critique d'art influent, qui avait déjà publié à l'époque les deux premiers volumes des Peintres Modernes et Les Pierres de Venise, et en tant que connaisseur éclairé de l'art de Turner, Ruskin était le mieux placé pour travailler sur cet immense legs. Mais la tâche allait révéler des complications inattendues. À commencer par sa démesure, car il était rare qu'un musée ou institution se retrouvât soudainement en possession d'une telle collection léguée par un artiste à son pays : des cantines métalliques contenant des dizaines de milliers d'esquisses, études d'après des peintures célèbres, gouaches ou aquarelles, plus de 20 000 œuvres disposées en carnets de divers formats ou en feuilles volantes. Un vrai trésor, mais un trésor fragile, car le travail de classement fut également confronté au besoin de sauvegarder les œuvres des divers maux et dangers qui accablent normalement le papier : humidité et moisissures, rongeurs, poussière, feuilles collées ensemble ou déchirées... Ruskin accomplit ce travail avec passion pendant plus d'un an, jusqu'au jour où certains dessins l'effrayèrent. Ils ne semblaient pas correspondre à ce que le public connaissait des thèmes et du style de l'artiste, mais étaient pour la plupart des scènes érotiques dévoilant quelque peu certains aspects de la vie privée de Turner, et qui ne manquèrent pas de heurter la sensibilité de Ruskin. Que se passa-t-il ensuite ? Concernant la suite des événements, il ne reste que des témoignages de deuxième ou troisième main. L'écrivain Frank Harris mentionnait dans ses mémoires, à deux reprises, des conversations avec Ruskin, où celui-ci avouait, voire se vantait, d'avoir détruit une partie des dessins compris dans le legs Turner, en raison de leur obscénité, de leur caractère impudique. Cette destruction, rapportée bien des années après le recensement, aussi choquante qu'elle puisse sembler, et aussi contradictoire avec l'extraordinaire travail réalisé pour sauver l'ensemble du legs, n'était pourtant pas sans rappeler certains aspects de la vie de John Ruskin. L'écrivain, collectionneur et critique avait une vision idéaliste de l'art et des artistes, et sa pruderie était bien connue. Le récit de la destruction de quelques-uns des dessins de Turner lui est restée longtemps associé. Sauf que ce bûcher d’œuvres pornographiques n'a jamais eu lieu (1). Le fait est que de nombreuses images érotiques contenues dans les carnets ont bien été conservées et classées par Ruskin, même si toute exposition publique en était exclue à l'époque, et que, probablement, les exécuteurs testamentaires avaient des bonnes raisons de prétendre que des œuvres considérées licencieuses avaient été supprimées, notamment à cause du Obscene Publications Act, de 1857, loi qui interdisait l'exposition et la vente d'images et de littérature de ce genre, et qui représentait un danger réel pour éditeurs et galeristes.


   L'énigme amorcée dans cet ouvrage, se perdant dans la légende, sert cependant à introduire de nombreuses autres questions que ces carnets « secrets » laissent paraître, et qui sont bien plus concrètes et intéressantes pour la compréhension de l’œuvre de Turner. Des questions sur les nombreux voyages accomplis par l'artiste en Angleterre et en Europe entre 1791 et 1850, à une époque où la connaissance de l'art italien était indispensable pour un peintre ; sur ses thèmes de prédilection, sur son interprétation de la peinture classique, sur son travail concernant l'anatomie. L'érotisme s'inscrit ici dans un parcours d'appréhension des formes et des gestes, qui ne tient pas seulement compte d'expériences privées éventuelles, mais qui part de la peinture académique, de la place de la nudité dans les scènes mythologiques et de son inclusion dans des tableaux de la vie quotidienne. Les exemples proposés dans cet ouvrage donnent un aperçu des différentes époques chez Turner et permettent d'établir un lien de style entre les études et les œuvres les plus connues. Dans la représentation de la sexualité, il y a aussi celle de la lumière, avec des clairs-obscurs et des pénombres, et celle du mouvement ; dans les figures, il y a rarement des visages : ce sont des contours à peine esquissés qui rappellent les personnages des aquarelles de Petworth ; ils ont une présence et une mobilité, mais ils sont en quelque sorte intégrés dans l'atmosphère de la pièce, comme le sont également les personnages ou autres éléments présents dans ses paysages. Ces études, graffitis et aquarelles offrent une dimension singulière de l’œuvre de Turner, que l'on retrouve aussi chez d'autres artistes, anciens ou modernes. Des scènes nocturnes anticipant l'impressionnisme, des vues anatomiques improbables ou des rideaux d'un autre siècle.

Inma Abbet


J.M.W. Turner – Les Carnets secrets, d'Alain Jaubert, Cohen & Cohen, 2016



Source : http://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-a
-curtained-bed-with-a-naked
-woman-reclining-possibly-with-a-companion-d28850

Source : http://www.tate.org.uk/art/artworks/
turner-erotic-figure-studies-a-nymph-and-satyr-d40020

Source : http://www.tate.org.uk/art/artworks/
turner-music-in-the-white-library-d22699


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