Un tableau : Une Ville abandonnée, de Fernand Khnopff



La ville abandonnée est le lieu irréel par excellence. Sans le concours d'un désastre naturel, la ville ne peut être qu'un lieu de foule, de trafic, de bruit et d'activité constante. Dans ce tableau, c'est pourtant une ruine intacte que l'on voit, une ruine évoquant autant la mélancolie des lieux déserts chère aux Romantiques qu'une étrange anticipation du surréalisme, avec ces maisons de la place Memling de Bruges, qui semblent posées sur une plage aux contours flous, où la rue déborde sur la mer, ou, inversement, la mer gagne du terrain au détriment de la ville. On ne se pas si la mer monte ou si le monde urbain va en revanche surgir et s'étendre. La présence aquatique est un souvenir probable du passé brillant de la ville, en tant que cité commerçante surnommée la Venise du Nord, et, également, d'une des causes de sa décadence. Dans le cas de Bruges, c'est l'ensablement de la baie du Zwin qui a provoqué, à partit du XVe siècle, le déclin de l'activité économique, tandis que les rues conservaient cependant l'architecture de la splendeur médiévale.

En 1892, Georges Rodenbach publie le roman Bruges-la-Morte, et le frontispice est l’œuvre de Fernand Khnopff (1858-1921). Le peintre avait passé une partie de son enfance à Bruges et les éléments symbolistes dans cette illustration, comme la jeune femme à la longue chevelure flottante, se mêlent à un paysage urbain bien réel, qui servira de point de départ, dans les années 1900, d'une série de dessins représentant des vues de la ville, exécutées au pastel, fusain et crayon. C'est à cette série qu'appartient Une Ville abandonnée (1904). À cette époque, le peintre vit à Ixelles et reconstitue, sans souhaiter revoir la ville réelle, des fragments d'une Bruges spectrale, silencieuse et figée, une « ville morte » à l'apparence rêvée. Aussi, les traits incroyablement fins du dessin, et les tonalités brunes, beiges et grises font penser à une photographie. Proche de la photographie est également le réalisme du dessin des bâtiments, notamment dans les ombres sur les portes et fenêtres, toutes fermées, toutes ayant un reflet de la clarté extérieure, celui de la texture presque granuleuse de la brique ou celui des pavés ou du trottoir. Mais l'impression de réalité est brisée en premier lieu par l'horizon maritime, qui occupe, avec un ciel d'un gris-jaune et une ligne bleutée, une bonne partie de la composition. Les deux plans du dessin, celui de la moitié de la place et celui de la mer, semblent deux scènes indépendantes qui auraient été soudainement accolées. Le paysage naturel est d'une grande clarté, baigné par une lumière qu'on dirait hivernale, quelque peu brumeux, tandis que les façades ont été traitées avec des nuances plus chaudes et plus foncées. L'autre élément qui éloigne définitivement le tableau de tout réalisme est l'objet que s'y trouve au centre : le socle qui supportait habituellement la statue de Hans Memling apparaît vide, comme si toute trace humaine devait être gommée, même écrite dans la pierre, comme pour obtenir une sorte de désert absolu et parfait, une dimension urbaine réduite au squelette, ou pour souligner davantage le fait qu'il s'agit d'entrer dans un autre monde. Enfin, si Une ville abandonnée est remarquable par son caractère onirique, et par l'irruption de l'étrange dans un contexte presque banal, d'autres œuvres de la même série partagent des traits similaires : absence de tout personnage, et de tout ce qui peut rappeler le mouvement ; proximité entre le bâtiment et l'eau, avec les canaux ; architecture à la fois grandiose et oppressante, où se mêlent le rêve et la mémoire.

Inma Abbet

Fernand Khnopff, La Ville abandonnée, crayon Conté, fusain et pastel sur papier marouflé sur toile, 1904, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Livres et sites consultés

Jean-Baptiste Baronian, Dictionnaire amoureux de la Belgique, Plon, 2015




Une ville abandonnée
Fernand Khnopff, Reflet secret

Fernand Khnopff, A Bruges, une église, 1904













Commentaires

  1. La mer qui s’est retirée de Bruges, « comme un grand amour » selon la belle formule de Rodenbach réapparaît dans un célèbre pastel pré-surréaliste de Khnopff, Une Ville abandonnée (1904). La suppression de la statue de Memling et les fenêtres condamnées du couvent des sœurs noires franciscaines (elles soignaient entre autres les malades de la peste) indiquent que l’océan, qui allégorise l’immensité et l’éternité de Dieu, répudie Bruges à l’époque de la mort du peintre médiéval (1494).
    Bruges, la ville privée des eaux nourricières, ressemble désormais, dans ce registre iconographique, à la « Terre gaste » du Roi Pêcheur du cycle arthurien : un territoire désolé, qui ne retrouvera sa fertilité qu'à l'issue de la conquête du Graal seul capable de guérir le roi blessé et de régénérer son royaume. Mais elle figure aussi la « reine abandonnée » d'un pays inconsolable et dévasté, le pays de la Shekinah tel que décrit dans Michée (4:8-10) et le Livre des Lamentations.
    Il appartient à la ville élue, cette Bien-aimée, de rétablir l'union avec son Dieu, conformément à la sentence du prophète Isaïe (62:1-4) :
    On ne te nommera plus abandonnée, on ne nommera plus ta terre désolation.
    Mais on t'appellera mon plaisir en elle et l'on appellera ta terre épouse.
    Car l'Éternel met son plaisir en toi et ta terre aura un époux.
    (extrait de l'étude "Le secret de Bruges-la-Morte". Bruges y est décrite comme la Jérusalem céleste ou la cité du Graal/Saint-Sang)

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  2. Merci pour votre commentaire si éclairant. "Une Ville abandonnée" se trouve en effet au croisement de beaucoup de mystères littéraires, picturaux, voire mythiques et théologiques. Ce qui avait attiré mon attention d'abord était précisément l'opacité apparente et la richesse sous-jacente de l'oeuvre, surtout dans le mélange des temps : celui de l'auteur, qui est celui de la fin, pour ainsi dire, de la peinture figurative comme représentation du monde par excellence, et celui de l'âge d'or de Bruges. Ce dernier persiste dans la mémoire architecturale, quand tout le reste a disparu. Je me souviens aussi que le brouillage temporel était également ce qui m'avait le plus intrigué dans le récit de Rodenbach. Et, en effet, ce ne sont pas des temps morts, aussi bien le temps de l'apogée que celui du déclin.

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